Plus de la moitié des itinérants du Québec ont rapporté avoir un problème de santé mentale lors du dernier dénombrement. Sans adresse, désorganisés, stigmatisés et vivant souvent avec des problèmes de consommation, ils se heurtent encore à de nombreux obstacles lorsqu’ils tentent d’obtenir de l’aide. Devant ce triste constat, des psychologues et des psychiatres ont décidé de faire éclater les barrières en allant offrir des soins directement dans les refuges. Et cela fonctionne. Deuxième texte d’une série de trois.
Ils soliloquent en pleine rue, défoncent les murs des refuges à la recherche de micros, entendent des voix ou sont convaincus que les intervenants les filment à leur insu pour diffuser leur image sur le Web. Dans la population itinérante, les psychoses sont monnaie courante. Pour l’aider, une équipe de psychiatres lui offre des traitements dans des ailes spécialisées, à même certains lieux d’hébergement.
C’est étonnamment calme au troisième étage du Pavillon Patricia Mackenzie. Les murs de ce coin du refuge pour femmes sont blancs, dépouillés. Des fleurs ont été peintes sur les portes coulissantes qui donnent accès aux chambres. On sent une volonté d’offrir un environnement apaisant, loin du tumulte.
Une dizaine de femmes itinérantes sont hébergées dans cette aile psychiatrique gérée par l’équipe du programme PRISM (projet de réaffiliation en itinérance et santé mentale) affiliée au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Un psychiatre, une infirmière et une travailleuse sociale les prennent en charge sur place. Elles reçoivent un diagnostic et sont médicamentées contre leurs problèmes psychotiques.
Une fois que la personne émerge de sa psychose et qu’on a la vraie personne devant nous, chaque fois, on est tellement émerveillés. On se dit : ça valait vraiment la peine de tolérer cette hostilité-là, car voici où on est rendu.
Ce n’est pas facile tous les jours. Il y a des crises. Des négociations avec le personnel pour qu’on garde une résidente qui vient de détruire le mobilier ou d’envoyer promener une intervenante. Mais tous ces efforts sont largement récompensés, confie la travailleuse sociale Nathalie Ménard. « Une fois que la personne émerge de sa psychose et qu’on a la vraie personne devant nous, chaque fois, on est tellement émerveillés. On se dit : “Ça valait vraiment la peine de tolérer cette hostilité-là, car voici où on est rendus.” »
« La santé mentale, ce n’est pas sexy »
L’équipe va également refaire leurs cartes d’identité, souvent échues ou perdues dans la rue, mettre à jour leur dossier à l’aide sociale, faire leurs impôts et leur trouver un logement. C’est ce dernier volet psychosocial qui sert généralement d’appât.
« C’est sûr que la santé mentale, ce n’est pas sexy, poursuit Nathalie Ménard. Et la personne n’est pas à l’hôpital, donc je ne vais pas aborder ça de façon frontale. Je vais y aller avec ses besoins : on va lui proposer de l’aider à sortir de la rue, à avoir des revenus. Et puis, on va lui parler du fait qu’on a une grande équipe qui peut l’aider, parce que ce qu’elle vit fragilise sa santé mentale. »
Le psychiatre Olivier Farmer, qui travaille du côté des hommes, à la Mission Old Brewery, utilise la même technique : « Ce qu’on vend, ce n’est pas du traitement, c’est de la sortie de l’itinérance. La médication, on leur présente ça comme une façon de les aider pour les calmer et les rendre disponibles à la sortie de l’itinérance. Et dans la majorité des cas, ils vont dire oui. »
L’équipe du PRISM doit également apprendre à composer avec la grande méfiance des itinérants envers les équipes médicales. Le fait d’être sur place, de côtoyer la clientèle tous les jours et de les orienter joue un rôle crucial dans la reconstruction du lien de confiance, estime le Dr Farmer.
« Très souvent, la résistance est reliée à des expériences épouvantables qu’ils ont eues, à être amenés par les policiers contre leur gré dans une urgence bondée, dans un autre quartier, avec beaucoup de stimulation, avec des gens un peu énervés de les voir là, à être attachés, piqués dans les fesses parce qu’ils sont en manque de consommation et qu’ils perdent leur cool. Eux, ils ont vécu ce genre d’expériences là. »
Un premier pas sur un long chemin
Lorsque le PRISM a vu le jour, en 2013, on était dans un « vide absolu de services », explique le Dr Farmer. « La première idée est venue du sentiment d’impuissance par rapport à la clientèle en situation d’itinérance. » « Quand [les membres de cette clientèle] arrivaient à l’urgence, ils étaient souvent bien poqués et malades, on essayait de faire des affaires, mais quand ils avaient congé, ils étaient perdus dans la nature. C’était vraiment un constat d’échec », raconte-t-il.
Et le psychiatre constatait le même « constat d’impuissance » du côté des refuges. « Ils essayaient de donner des services à des gens qui avaient des perturbations d’état mental assez sévères. Ils les envoyaient à l’hôpital, mais ils revenaient le midi même ou le lendemain, et finalement, ça ne réglait rien. »
Dix ans plus tard, le problème des « portes tournantes » entre les refuges et les urgences, de même que le cloisonnement des secteurs itinérance, toxicomanie et santé mentale, est encore présent. Mais la situation tend à s’améliorer.
« Ce n’est pas facile d’accéder aux soins de santé mentale, déplore Leïla Benaissa, conseillère en soins et en services de santé à La rue des femmes. J’ai appelé l’ambulance l’autre jour parce que j’avais une femme en psychose. Par le temps que [les ambulanciers] arrivent, elle s’était calmée et ils ne voulaient pas la prendre. J’ai dû provoquer une nouvelle petite crise pour qu’ils la prennent, mais ils l’ont ramenée au bout de quelques heures, sans traitement ni rien. J’étais choquée. »
La directrice de Chez Doris, Marina Boulos-Winton, aimerait bien elle aussi obtenir de l’aide pour les femmes en psychose qui fréquentent son établissement. Mais les équipes du PRISM sont encore peu nombreuses pour l’instant. Celle du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, installée dans les pavillons pour hommes et pour femmes de la Mission Old Brewery, voit environ 120 patients par année. L’Hôpital général juif de Montréal a également développé un programme sur le même modèle.
La question du logement
Le Dr Farmer constate lui aussi que le besoin est là, mais il ne peut pas élargir le programme à d’autres organismes en raison du manque de logements disponibles où reloger les patients à la fin de leur traitement. Il constate avec tristesse que des patients sont logés « dans des endroits de plus en plus miteux », à peine plus confortables que les refuges. « C’est ça, maintenant, le gros talon d’Achille. »
Au Pavillon Patricia Mackenzie, Nathalie Ménard voit aussi ses options de sortie diminuer. « Avant, j’avais plein de cartes dans mon jeu, mais là, je n’en ai plus qu’une ou deux, et ce ne sont pas des as ! » soupire-t-elle.
« Ce qui arrive, c’est que j’ai des personnes qui sont stables, qui pourraient repartir en appartement, mais elles restent dans mes lits, ce qui fait que moi, je bouchonne et je ne peux pas prendre de nouveaux cas. »
Des succès
De son côté, Debby Jean-François n’a que de bons mots pour l’équipe du PRISM. Il y a deux ans, elle était au Pavillon Patricia Mackenzie, aux prises avec un trouble de la personnalité limite. Aujourd’hui, elle a trouvé la « paix d’esprit » dans son petit logement d’Hochelaga, même si elle trouve toujours difficile de prendre ses médicaments tous les soirs. « Il faut croire qu’il y a toujours de bonnes personnes, il faut juste aller vers les bonnes ressources », confie-t-elle depuis sa petite cuisine surchargée.
Victoria Hector est elle aussi reconnaissante. Elle a vécu dans la rue pendant 15 ans, et lorsque Nathalie Ménard l’a rencontrée, elle était hospitalisée en psychiatrie depuis neuf mois. Aujourd’hui, elle habite dans un appartement de transition à quelques pas du Pavillon Patricia Mackenzie. La travailleuse sociale est visiblement fière du chemin que sa patiente a parcouru, et elle ne tarit pas d’éloges à son sujet : « Pour moi, c’est un beau succès ! »
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Traiter les psychoses au refuge pour itinérants - Le Devoir
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